Scène précédente -> Répétition II

Acte 1, Sc.6 : Destins croisés

Cette scène demande un bon travail de rythme, de synchro (accélérations et ralentissements du rythme de jeu suivant la même courbe pour les trois parties, outre pour les passages où il y a précision contraire). Elle se sépare donc en trois parties narratives :

  • P1-Béatrice et Léon à leur demeure.
  • P2-Simone sous la pluie;
  • P3-Jules et Élisabeth au bureau de production;
   Ces trois parties évoluent en même temps sur scène et se produisent temporellement au même moment. À vérifier, évidemment, pour les heures de décalage, à savoir quelle heure il est là où se trouve Simone, afin qu'elle soit bel et bien en pleine nuit alors que la fin d'après-midi s'impose à Montréal.

Sur scène, on retrouve trois panneaux enlignés de jardin à cour en diagonale de l'avant à l'arrière-scène. Entre les panneaux, il y a un espace de la largeur d'une grande porte. Sur le premier panneau P1(jardin avant-scène, éclairage paisible), on retrouve deux ou trois crochets, ou une patère, ainsi qu'une chaise. Des souliers et des gilets-vestes-manteaux sont installés dans ce hall d'entrée de la demeure de Béatrice et Léon. Le deuxième panneau P2(centre centre, éclairage bleu de nuit) est complètement nu. Il peut cependant porter quelques affiches, du type commercial (Coca-Cola en hindi ou éléments du genre) ou du type informatif (flèches, néons, etc.), mais rien de trop encombrant. Nous sommes quelque part en Asie du Sud-Ouest. Le troisième panneau P3(cour arrière-scène, éclairage artificiel, légèrement froid) porte deux ou trois affiches de spectacles antérieurs de InSitu, où l'on pourrait retrouver les visages de Béatrice et Léon. On retrouve, en angle droit au panneau, un petit bureau avec des piles de papier dessus. Le bureau doit fermer la droite des panneaux alignés. C'est le bureau de production d'Élisabeth. Les deux espaces sont numérotés ainsi : E2 (entre P1 et P2) et E1 (entre P2 et P3), en plus de l'E3, à l'avant du P1. Du texte à la scène I : la scéno, propositions ouvertes

Entrée dans l'ordre : Élisabeth et Jules, Simone, Béatrice et Léon.

P3 -> Élisabeth, entre par E1 dans son bureau. Elle fulmine, désespérée par la lenteur des répétitions. Jules entre, se risque à calmer Élizabeth. En vain.


ÉLISABETH: As-tu seulement une idée du retard de la production?


S'ensuit une bagarre verbale, très "grecque", où Jules plaide que l'on retarde les échéanciers, les dates de présentation, alors qu'Élisabeth reste froide et sévère, refusant toute modification, dû-t-on remplacer la "vieille distribution". Cette partie, la plus bruyante et la plus étendue, doit être ponctuée par quelques sorties des deux directeurs d'InSitu, permettant de rythmer la chorégraphie de la triple scène et de mettre l'attention sur les deux autres parties. Ils finissent par sortir tous les deux, laissant le bureau vide.

P1 -> Les vieux entrent par E2. Béatrice la première, fatiguée mais assez énergique, portant quelques sacs qu'elle dépose rapidement au sol pour se retourner et aider Léon qui arrive lentement derrière elle. Léon entre, soufflant comme un bœuf à l'effort. Béatrice aide Léon à enlever son manteau, le faisant tourner comme le vieux clown qu'il est. Il s'assoit finalement dans un grand soupir sur la chaise, essoufflé par la cabriole, pendant que Béatrice accroche le manteau. Elle retire son manteau et l'accroche pendant que Léon tente d'enlever ses souliers, mais ne les rejoint plus. Béatrice défait ses lacets. Du bout des pieds, il finit de les enlever. Il essaie de se relever, mais se ravise, fatigué. Béatrice lui suggère de rester là. Elle n'a que quelques effets à prendre et puis ils pourront partir pour la conférence. Béatrice sort donc par E3, laissant Léon seul sur la scène, la tête appuyée contre le panneau, reprenant son calme.

P3 -> Retour d'Élisabeth et de Jules. Même manège, même guerre verbale. On voit Simone arriver pour entrer par E1, voir Élisabeth et Jules s'en venir rapidement. Elle se colle contre le côté du P3, les laissant ressortir. À leur insu, elle leur fait signe de faire attention, les envoie promener, joue l'effronterie clownesque. Elle entre finalement, à grands-petits pas exagérés.

P2 -> Projection sur le panneau de l'indication suivante : Chittagong, Bangladesh. Simone fait signe de chercher un taxi, mais elle est constamment renversée. Après quelques lazzis, elle finit par coucher sa valise et s'asseoir dessus, prenant la même pause que Léon. Temps.

P1 -> BÉATRICE, de la coulisse: Mon Léon?

LÉON : Oui, ma douce?

BÉATRICE: J'hésite!

LÉON : Sur quoi?

BÉATRICE: Eh bien, entre ma robe lilas et celle toute rose, laquelle devrais-je porter ce soir?

LÉON: Je ne sais pas! Laquelle te tente le plus?

BÉATRICE: Je ne sais pas! Il y a aussi la petite vert pomme que je ne mets pas souvent. Elle me ferait un bel air de printemps, tu ne trouves pas?

LÉON: Oui peut-être. Tu feras femme mûre, dans celle-là, en tout cas!

BÉATRICE: Oh grand fou! Toi et tes moqueries!

LÉON: Ce n'est pas pour tes robes que le public t'aime, tu le sais bien!

BÉATRICE: Et alors? Est-ce une raison pour ne pas me faire belle!

LÉON, pour lui-même: Tu es toujours belle, ma douce! (fort, pour Béatrice) Quoi? Oh, je me parle tout seul, rien d'important. Je te trouve à croquer dans la petite vert pomme!

P3 -> Retour d'Élisabeth et de Jules, toujours en plein débat. Jules porte une grande brassée de costume. Élisabeth est en pleine harangue offensive quand, cognant contre le panneau, Inès passe la tête et, consciente de déranger, voulant au moins passer pour fine...


INES, innocente: Pardon Madame. On m'a dit que je pourrais trouver Jules ici. (Découvrant Jules derrière ses costumes, entrant, sa petite sacoche au bras) Oh, Jules! Désolée de vous relancer jusqu'ici mais c'était urgent.

ÉLISABETH : Tiens donc, on te "relance" jusqu'ici, Jules. Et ce n'est pas une première, à ce qu'il semble.

JULES : Tu me fatigues, Élisabeth.

ÉLISABETH : Une autre des jouvencelles dont Léon a le chic de s'entourer...

INES : Jouven... à qui?

JULES : Laisse, fais pas attention. C'est comme une mouette, jamais nourrir!

INES : Je comprends, c'est pas pour que... pas pour ce que... Jules, je voulais simplement savoir si...

ÉLISABETH : Bon sang! 'A veut juste savoir... Il ne manquait plus que ça! ( Elle sort, exaspérée)

JULES : Buck, 'est lancée! Là v'là sur son pied de guerre.

INES : Je suis désolée. Je ne voulais pas déranger.

ÉLISABETH, de loin : Le texto, Jules, c'est parfait pour les questions courtes et imbéciles!!!!

JULES : Sois pas désolée, je t'en prie, c'est elle qui...

ÉLISABETH: JUUUULLLEEEESSS, DÉPÊCHE!!!!! !!

JULES: La paix, Éli!

ÉLISABETH, toujours de loin: Faut laisser les histoires personnelles à la porte, c'est valable pour toi aussi, Jules!

JULES: Bon, elle est en chemin pour une crise. Assieds-toi ici, un moment, je tente de la calmer et je reviens! (on l'entend de loin) Aie, les nerfs, c'est Inès à Simone, allumes!

ÉLISABETH, qui disjoncte un brin: Justement! J'ai pu une seconde à perdre avec Simone, ou sa fille, ou whatever! Elle nous a lâchés, ben, qu'a crève, pis toute sa descendance avec.

Inès se laisse tomber sur la chaise, abasourdie par ce qu'elle vient d'entendre et prend la même pause que Simone et Léon. Temps.


P1+ P2+ P3 -> Après un moment de silence, Béatrice entre, avec dans les mains deux robes colorées. S'appuyant l'une et l'autre contre la poitrine, d'un regard, elle demande à Léon son avis. Devant son hésitation, elle lui tend une main, qu'il embrasse en rêveur, et elle se met à danser. Elle peut aussi rire, mais très légèrement. Exploration, poésie irréelle, jeu de mains, jeu de rêve, jeux de vilains. Léon, Simone et Inès la regardent danser, comme hypnotisés par cette légèreté apparente. Trébuchant un peu, Béatrice se reprend, l'air de rien, riant même de sa maladresse. On doit sentir une fragilité due à la vieillesse, mais non pas une fragilité handicapante. Au contraire, Béatrice n'en a l'air que plus majestueuse, un grand oiseau rieur. Donnant les robes soigneusement à Léon, elle tourne jusqu'à Simone et lui pointe la valise. Simone, très clownesque, ouvre la valise tout en restant assise. Parmi quelques confettis, elle trouve la poupée, qu'elle tend à Béatrice. Celle-ci la prend dans ses bras, la fait danser et tourne avec elle jusqu'à Inès. La voyant, elle lui confie soigneusement la poupée. Tout étonnée, Inès se lève, prend la poupée comme un enfant et donne sa sacoche à Béatrice. Celle-ci ouvre délicatement la sacoche, d'où elle sort un ballon gonflé. Laissant là la sacoche, elle revient à Simone et lui donne le ballon, que Simone tient par le fil.

Synchro -> Étonnement du clown qui reçoit un ballon plutôt que d'en donner. Étonnement d'Inès de porter un enfant alors qu'elle est la fille de Simone. Long regard entre Simone et Inès. Béatrice revient à Léon, le regarde un instant, comme en attente. Léon, comprenant enfin, regarde les deux robes puis, en choisissant une, la lui tend. Béatrice prend la robe, puis l'autre, puis prend les bras de Léon pour le mettre debout. Ils se prennent dans les bras, s'enlacent doucement, alors que Simone et Inès se regardent toujours. C'est un tableau de tendresse familiale qui règne dans la pièce, malgré la vieillesse, la distance, les malheurs. Finalement, Béatrice sort de scène par E3, promettant de faire vite. Tous les trois la regardent sortir, puis fixe un instant le ciel. À cet instant, le ballon que tient Simone éclate, Léon et Inès retombent assis sur leur chaise, on entend un grondement de tonnerre et un grand bruit d'averse qui s'abat. Des confettis argentés contenus par le ballon tombent doucement sur Simone. À l'extérieur sur le P1 et P3, la pluie est projetée sur P2. Une pluie torrentielle contre laquelle Simone n'a aucune protection.


P3 -> Jules revient.

ÉLISABETH, de loin: La belle excuse, toujours, pour pas t'occuper de la gestion. Débarrasse-toi d'elle, ça presse.

JULES: Je le fais pour lui épargner ta hargne. Va prendre de l'air, ton cerveau est en manque.

Abandonnant l'idée de la calmer, Jules, de retour, fait signe à Inès qu'ils ne pourront pas se parler, qu'il préfère rester s'occuper de régler la crise, il lui consulte sa montre, propose de se revoir plus tard. Inès est d'accord et s'excuse encore de les avoir dérangés au mauvais moment. Ils fixent rendez-vous. Elle sort.

ÉLISABETH, de retour, qui lâche pas le morceau : Je reviendrai pas là-dessus. Pu le temps, pu d'argent, pu le moment. On suit la planif comme prévu et c'est final.

JULES: Et si Léon se blessait plus gravement? Et si Béatrice tombait malade? Tu sais comment elle donne plus qu'elle-même.

ÉLISABETH: Et moi, avec eux, je joue le tout pour le tout. La production avant tout, avant les vieux. Avec ou sans eux, il y aura leur mort présentée au public. Avec ou sans eux, tu m'entends? Le grand show des adieux se tiendra comme nos vieux auront jamais vu ça de toute leur carrière! Morts ou vifs. Le public les aime? Oui, à telle date et tel endroit, ça leur prend un billet imprimé déductible d'impôt. Et sois pas en retard! Faut pas être en retard pour le public, même si lui se le permet! Que tu sois pris dans ton costume, que ta femme accouche ou que tu sois en train de crever en coulisse, ça ne le concerne pas, le public. Il veut les répliques qu'il aime, et il les veut au moment où il les attend. Il veut que ça aille vite, avec du rythme et que ça paraisse beau. C'est comme ça qu'il oublie sa vie, le public. C'est pour ça qu'on est là, nous! Pour que tout aille vite, qu'il y ait beaucoup de bruits et que le public ne pense plus à rien d'autre qu'au spectacle, à l'éblouissement, à la gloire des éternels enfants de la balle. Dans la vitesse, Jules, on oublie, on en échappe, on retient l'essentiel. On va droit au but. Le but! L'éclat! La prouesse! L'excellence! Ce bon public-là, les fera tenir jusqu'au bout nos vieux. Oui, ils tiendront le coup, peu importe ce que ça leur coûtera. The Show Must Go On, Jules, comme à leur époque, comme cela se fait encore pour tous les ti-coq, les vieilles filles en chaleur...

ÉLISABETH, fait mine de fermer une fenêtre, de rabattre les rideaux, et bougonne: Satanée pluie! (Elle cherche des parapluies, en trouve, en tend un à Jules, tout en poursuivant un inaudible discours.

P1 -> BÉATRICE, entre habillée de sa nouvelle robe: Voilà! Je suis prête! (Elle remarque qu'il pleut dehors. Décrochant deux parapluies, aidant Léon à mettre son manteau de pluie puis mettant elle-même le sien) Oh, mais c'est pas de chance! Va falloir faire attention! En espérant qu'il ne vente pas trop, on va arriver tout trempés à la conférence! Heureusement, ce n'est pas si loin!


P3 -> ÉLISABETH, regarde son heure: Justement, parlant de temps, on a intérêt à se dépêcher si on ne veut pas arriver en retard.

P1 et P3 se vident alors que les personnages sortent, l'éclairage diminue aussi jusqu'au black. Simone se retrouve seule sous la pluie. Elle a froid. Très froid. Elle retire son nez de clown, l'essore, l'eau en coule comme d'une éponge, elle le remet, frigorifiée. Elle fouille dans l'une de ses poches et en sort un minuscule parapluie. Lorsqu'elle l'ouvre, le petit parapluie multicolore est à la fois comique et pathétique. Sur ce dernier triste lazzi, l'éclairage s'éteint lentement sur elle.

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